Voici une des remarques que j’ai pu entendre à la fin de la séance, lors de la rencontre avec le réalisateur : « M. Girier, vous avez fait le choix de montrer la vie du philosophe Marcel Conche -– ses petites habitudes, ses repas, les balades dans son jardin, au marché, etc. C’est certes sympathique mais il y a très peu de moments où il nous parle de sa philosophie à proprement parler. C’est dommage… ».
Ce qui est vraiment dommage selon moi, c’est que ce spectateur soit passé à côté du sens du film.
En effet, à travers son observation, ce spectateur établit une distinction forte entre la philosophie et la vie de Marcel Conche, entre sa pensée et son action, comme si elles n’avaient rien à voir l’une avec l’autre : « le film ne parle pas de la philosophie de Marcel Conche [c’est-à-dire de ce qu’il pense], mais de sa vie [c’est-à-dire de ce qu’il fait] ». D’un côté la philosophie, de l’autre la vie : la pensée ou l’action, la théorie ou la pratique, l’esprit ou le corps. On retrouve ici une dichotomie traditionnelle en philosophie, encore très prégnante aujourd’hui, notamment dans la façon dont on l’enseigne. Le problème est que cette séparation constitue un réel danger pour la philosophie.
L’immense intérêt du film de Christian Girier est précisément de dépasser cette dualité en mettant en lumière le lien essentiel qu’il y a entre la pensée et la vie du philosophe Marcel Conche et, par là, entre la philosophie et la vie de manière générale.
Lorsque l’on regarde Marcel Conche vivre, on le voit penser.
Christian Girier a réussi le pari difficile de nous donner à voir ce qui est apparemment invisible : la pensée du philosophe. Mais c’est aussi la preuve même que la pensée n’est ni figée ni toute intérieure, séparée de notre corps, de notre sensibilité. « Penser », « Philosopher », c’est être en activité et en contact permanent avec le monde. Marcel Conche est l’incarnation de cette pensée en perpétuel mouvement, ouverte sur l’extérieur : le philosophe observe beaucoup, la nature, les gens…ses yeux roulent, brillent, interrogent. Il marche aussi souvent, le pas tranquille, dans son jardin ou le long de la Dordogne qu’il visite régulièrement et qui est pour lui « comme une amie ». Parfois, il s’arrête et nous fixe – comme sur l’affiche du film – avec ce regard direct, perçant de vérité. On ressent alors un mélange d’excitation et de malaise…sûrement le même sentiment que ressentaient les interlocuteurs de Socrate il y a environ 2500 ans. L’évidence est là, la philosophie nous touche.
Comme dirait Boby Lapointe, « Marcel n’est pas ce qu’on appelle un intellectuel ». Je veux dire par là, avec humour, qu’il ne pense pas de manière abstraite, en se détachant de ce qu’il vit et de son environnement. Dans son environnement, la nature est partout, c’est donc spontanément qu’elle constitue un élément essentiel de sa philosophie. « La Nature «n’est pas un concept, une construction pure de la pensée pour le philosophe. Elle n’est pas un mot. Elle est une réalité vivante dans laquelle il s’inscrit, un terrain d’échanges et d’expériences à partir duquel il construit sa philosophie. Dès son plus jeune âge, à 6 ans, il se demande si le bout du sentier qu’il aperçoit indique non seulement la fin de ce sentier mais aussi la fin du monde : « Est-ce que le monde se termine au bout ? Sinon où se termine-t-il ? ».
Pour moi, Marcel Conche est moins un philosophe de la nature qu’un philosophe dans la nature.
En suivant le fil de la pensée du philosophe au fil de l’eau, on redécouvre ce qu’il y a d’extraordinaire dans le rapport qu’entretien l’homme avec la nature : pour lui, elle est à la fois imperceptible et inatteignable – principe métaphysique elle englobe la terre, l’univers, et au delà –, et à la fois visible, sensible, à sa portée – elle est un fleuve, une fleur ou un fruit… Par exemple la figue du jardin de Marcel Conche, qu’il cueille et goûte avec délice en songeant à « ce fameux Démocrite ».
Finalement, la philosophie et sa quête de vérité est un peu comme la nature : infinie, inatteignable, et en même temps accessible, par tous et de nombreuses manières différentes. La philosophie, comme la nature, est une richesse commune à tous les hommes.
Un grand Merci à vous pour ce film, Monsieur Conche et Monsieur Girier. J’ai beaucoup apprécié la simplicité avec laquelle vous nous montrez l’évidence de ce lien entre la philosophie et la vie, et la stimulation permanente qu’il constitue. Plus encore, cela m’a redonné espoir en la philosophie. Car mes études à l’université m’en avaient éloignée, et de nombreux jeunes philosophes comme moi, de France ou d’ailleurs, pour les mêmes raisons…
En effet, la manière dont on enseigne la philosophie dans de nombreuses universités aujourd’hui nous semble détachée de la vie : du mouvement et de l’action, du monde réel et sensible, d’un accès libre pour tous.
Tout d’abord, elle est une discipline figée : on apprend davantage « la philosophie » qu’on apprend « à philosopher ».
Enseigner les théories philosophiques n’est pas un problème en soi – au contraire c’est essentiel – mais c’est la manière dont elles sont envisagées et enseignées qui pose problème. En effet, l’autorité et l’aspect « sacré «qui sont conférés aux textes fondateurs empêche l’apprentissage de la recherche et de la construction d’une pensée critique. L’histoire de la philosophie devient une finalité en soi, un modèle auquel nous devons nous conformer et non pas un outil où puiser pour développer notre propre pensée.
Or qu’est-ce qu’un philosophe qui ne sait pas penser par lui-même ? Qu’est-ce que la philosophie sans la pratique de philosopher ?
Ensuite, elle est une discipline très théorique : on apprend à définir des mots, à manier des concepts, à construire des systèmes parfaits. Finalement, on élabore une pensée à partir d’une « idée «du monde sans vraiment faire le lien avec le monde concret. Pas d’expériences, pas de cas pratiques…l’enseignement actuel de la philosophie est en grande partie déconnecté du réel.
Or qu’est-ce qu’un philosophe qui ne pense pas son environnement ? Qu’est-ce que la philosophie si elle ne peut pas nous éclairer dans notre appréhension du réel, du monde dans lequel nous vivons ?
Enfin, elle est élitiste. En rendant cette discipline de plus en en plus érudite et abstraite, on réduit son accès de manière considérable. Pour pratiquer la philosophie à l’université et être reconnu « philosophe «par l’institution, il faut surtout : connaître toute l’histoire de la philosophie, les citations des philosophes par cœur, avoir une méthodologie mécanique et infaillible, savoir manier la langue et en particulier l’écriture parfaitement, etc. L’agrégation est un des exemples les plus prégnants de cette approche de la philosophie.
Or qu’est-ce qu’un philosophe qui « sait qu’il sait » ? Qu’est-ce que la philosophie si elle se réduit à une acquisition de savoirs ?
Qu’est-ce que la philosophie s’il n’y a plus assez d’hommes et de femmes pour la pratiquer ?
Je pense que cet enseignement de la philosophie constitue un réel danger pour sa pratique et que, à moins de se réveiller sérieusement, il conduit doucement mais sûrement la philosophie vers sa mort… Aussi, j’ai pris ce film comme un plaidoyer pour que la philosophie continue de vivre.
Juliette Didier Champagne